Chapitre premier

 

Faon arriva à la maison au puits un peu avant midi. La bâtisse ressemblait plus à une ferme qu'à une auberge et se dressait au bord de la route en ligne droite sur laquelle Faon avançait péniblement depuis deux jours. La cour, ouverte aux voyageurs, était délimitée par de vieux bâtiments en rondins disposés en demi-cercle, au milieu duquel se trouvait le puits couvert promis. Pour dissiper le moindre doute, quelqu'un avait accroché à l'un des poteaux un panneau représentant le puits et avait inscrit au-dessous la liste des produits en vente à la ferme, ainsi que leur prix. Chaque ligne minutieusement écrite était accompagnée d'un petit dessin et de rangées de cercles colorés figurant les pièces de monnaie nécessaires à leur achat, pour ceux qui ne savaient déchiffrer ni les mots ni les nombres. La mère de Faon lui avait appris à lire, à compter et aussi à tenir les comptes, ainsi que de nombreuses autres choses utiles à une maîtresse de maison. Elle fronça les sourcils en pensant tout à coup : Si je suis si intelligente, alors qu'est-ce que je fais dans ce pétrin ?

Elle serra les dents et plongea la main dans la poche de sa jupe à la recherche de sa bourse. Elle n'était pas lourde, mais il y avait bien de quoi s'acheter du pain. Elle ne se nourrirait que de pain blanc. Le mouton séché quelle avait emporté dans ses bagages l'avait encore rendue malade ce matin, et elle avait besoin de manger pour combattre l'immense fatigue qui ralentissait et alourdissait ses pas, sans quoi elle n'atteindrait jamais Forgeverre. Elle observa la cour déserte et la cloche en fer accrochée au poteau où pendait une corde grâce à laquelle on pouvait la faire retentir, puis releva les yeux sur les champs vallonnés qui s'étendaient derrière les bâtisses. Sur une lointaine colline ensoleillée, une dizaine de personnes faisaient les foins.

Les bardeaux décolorés en bon état et les fondations en pierre des champs la rassurèrent, si bien Elle se dirigea d'un pas hésitant vers la porte de la cuisine et frappa.

 

Un chat tigré juché sur la marche l'observa sans bouger. Le calme de l'animal grassouillet, de même que que lorsqu'une femme d'une bonne cinquantaine d'années ouvrit la porte, son cœur battait posément.          

— Oui, mon enfant?

Je ne suis pas une enfant, je suis petite, c'est tout, se retint de répondre Faon. Elle remarqua des rides au coin des yeux amicaux de la femme, et elle en déduisit que son âge ne l'impressionnerait sans doute guère.

— Vous vendez du pain ?

D'un coup d'œil, la fermière vérifia qu'elle était seule.

— Oui, entre.

A un bout de la pièce, un large foyer encombré de marmites pendues à des crochets de fer réchauffait la cuisine malgré la température estivale. De délicieuses odeurs de jambon et de haricots, de maïs et de pain, de fruits en train de cuire parfumaient l'air moite. Ce devait être le repas de midi des coupeurs de foin. L'hôtesse enleva le tissu qui recouvrait une rangée de bosses sur une desserte : des miches fraîches, fruit d'une journée de travail qui avait sans doute débuté bien avant l'aube. Malgré sa nausée, Faon saliva, et elle en choisit une qui, d'après la femme, était fourrée aux cristaux de miel et aux noix. Faon sortit une pièce, enveloppa le pain rond dans son fichu et sortit. La dame l'accompagna.

— L'eau est potable et gratuite, mais tu devras la puiser toi-même, dit-elle alors que Faon commençait à grignoter sa pitance. La louche est sur le crochet. Tu vas dans quelle direction, ma petite ?

— A Forgeverre.

— Toute seule ? demanda la femme en fronçant les sourcils. Tu connais du monde là-bas ?

— Oui, mentit Faon.

— Alors ils devraient avoir honte. On raconte qu'il y a une bande de voleurs sur la route près de Forgeverre. Ils n'auraient pas dû te laisser partir seule.

— Au sud ou au nord de la ville ? s'enquit Faon, inquiète.     

— Bien au sud, à ce qu'on m'a raconté, mais rien ne dit qu'ils ne vont pas bouger.

— Je vais à Forgeverre, pas plus bas, crut-elle bon de préciser.

Faon déposa le pain sur le banc, à côté de son balluchon, enleva le loquet de la manivelle et laissa tomber le seau jusqu'à ce qu'un bruit d'éclaboussure résonne contre les parois en pierres froides du puits, puis elle le remonta.

Des voleurs, voilà qui ne lui disait rien qui vaille. Néanmoins, elle était prévenue du danger. N'importe quel imbécile s'arrangerait pour les éviter. Lorsque Faon avait entamé ce triste voyage six jours auparavant, elle s'était fait prendre en chariot aussi souvent que possible une fois suffisamment loin de chez elle pour ne pas risquer de rencontrer quelqu'un qui la connaissait. Tout s'était bien passé jusqu'à ce qu'un type, après avoir dit des choses stupides qui l'avaient mise très mal à l'aise, l'attrape pour la peloter. Faon avait réussi à se dégager, et l'homme n'avait pas voulu abandonner sa remorque et son attelage agité pour la poursuivre. Mais elle aurait pu avoir moins de chance. Après ça, elle s'était cachée discrètement sur le bas-côté dès qu'un chariot passait pour s'assurer qu'il y avait une femme ou une famille à bord.

Ces quelques bouchées de nourriture avaient déjà calmé son estomac. Elle hissa le seau sur le banc et prit la louche en bois que lui tendait la dame. L'eau avait un goût de fer et d'œufs pourris, mais elle était claire et froide. Bien. Elle allait se reposer ici quelques instants, à l'ombre, et peut-être marcherait-elle mieux cet après-midi.

Des bruits de sabots et le cliquetis de harnais se firent soudain entendre depuis la route, au nord. Il n'y avait ni craquement ni grincement de roues, mais le battage de beaucoup de sabots. La femme releva les yeux, les plissa et tendit la main vers la corde accrochée au battant de la cloche.

— Petite, dit-elle. Tu vois ces vieux pommiers de ce côté de la cour ? Pourquoi n'irais-tu pas en escalader un ? Et reste tranquille jusqu'à ce qu'on sache ce qui se passe, hein ?

Faon réfléchit à plusieurs réponses possibles mais se contenta d'un « Oui, m'dame ». Elle fit quelques pas, se retourna pour attraper sa miche, puis courut jusqu'aux arbres. Le plus proche avait des planches clouées sur le côté comme une échelle, et elle grimpa rapidement entre les branches lourdes de feuilles et de petites pommes vertes et dures. Sa robe était bleu terne et sa veste marron, elle se fondrait dans les ombres aussi bien que sur le bord de la route. Elle s'accrocha à une branche, rentra ses mains pâles dans ses manches, baissa la tête, la secoua, puis regarda à travers la cascade de boucles brunes qui lui tombait sur le front.

Le groupe de cavaliers pénétra dans la cour, l'hôtesse avait repris sa contenance habituelle et adopté un air détendu. Elle lâcha la corde. Il devait y avoir une vingtaine de chevaux, de robes différentes, mais tous grands et élancés, avec de longues jambes. Presque tous les cavaliers portaient des vêtements sombres; des sacoches et des tapis de couchage étaient accrochés au troussequin de leurs selles et - Faon retint son souffle - de longs couteaux et des épées pendaient à leurs ceintures. Beaucoup d'entre eux portaient également des arcs détendus en travers de leur dos, et des carquois remplis de flèches.

Il n'y avait pas que des hommes. Une femme sortit du groupe, se laissa glisser à terre et fit un signe de tête à la fermière. Elle était habillée comme les autres, avec un pantalon de cavalière, des bottes et une longue veste en cuir, et elle avait de longs cheveux gris argenté nattés et attachés par un nœud serré sur sa nuque. Les hommes aussi avaient les cheveux longs : certains les portaient tressés en arrière ou attachés en queue-de-cheval, parsemés de décorations en perles de verre, en métal luisant ou entrelacés de fils colorés, et d'autres noués fermement comme ceux de la femme.

Des Marcheurs du Lac. Toute une patrouille, apparemment. Faon n'en avait vu qu'une seule fois auparavant. C'était lorsqu'elle s'était rendue avec ses parents et ses frères à Lumpton-Ville pour acheter des graines spéciales, des pots en verre, de l'huile de roche, de la cire et de la teinture. Ce n'était pas une patrouille, cette fois-là, mais un groupe de marchands venus des régions sauvages autour du lac Mort. Ils avaient apporté de belles fourrures et du cuir, des fruits et des légumes bizarres qui venaient des forêts et d'ingénieux articles de ferronnerie, ainsi que des objets plus secrets : des remèdes, ou peut-être de subtils poisons. On racontait que les Marcheurs du Lac pratiquaient la sorcellerie.

D'autres rumeurs plus vraisemblables circulaient également. Les familles des Marcheurs du Lac n'étaient pas sédentaires mais se déplaçaient de camp en camp selon les besoins saisonniers. Aucun d'entre eux ne possédait de terres à transmettre de génération en génération, car ils considéraient les vastes étendues sauvages comme la propriété commune de tous leurs semblables. Un homme n'était propriétaire que des vêtements qu'il portait, de ses armes et du produit de ses chasses. Lors des mariages, l'épouse ne devenait pas la maîtresse de la maison de son mari, obligée de prendre soin de ses parents vieillissants. C'était l'homme qui emménageait dans la tente de sa belle-mère et devenait le fils de la famille. On évoquait à mi-voix d'étranges coutumes sexuelles que personne n'avait voulu confier à Faon, à sa grande exaspération.

Mais tout le monde tombait d'accord sur un point. Si vous subissiez une attaque de spectre, vous appeliez les Marcheurs du Lac. Et pas question de les escroquer de leur paie une fois la menace disparue.

Faon n'était pas vraiment sûre de croire aux spectres. Malgré toutes ces histoires à dormir debout, elle n'en avait jamais vu, non, et ne connaissait personne qui en avait rencontré. Pour elle, ce n'étaient que des histoires de fantômes, inventées pour amuser les auditeurs avisés et effrayer les plus crédules. Elle s'était suffisamment fait avoir par ses grands frères moqueurs pour ne pas tomber une fois de plus dans le panneau.      

Elle se figea lorsqu'elle se rendit compte que l'un des patrouilleurs se dirigeait vers son arbre. Il semblait différent des autres, et il lui fallut un moment pour voir que ses cheveux sombres n'étaient pas longs et soigneusement tressés, mais courts et en bataille. Il était extrêmement grand et très mince. Il bâilla et s'étira, et quelque chose scintilla sur sa main gauche. D'abord, Faon pensa que c'était un couteau, puis elle s'aperçut en frissonnant que l'homme n'avait pas de main gauche. Le reflet provenait d'une sorte de crochet ou de pince, mais elle ne put pas voir comment l'appareil était accroché à son poignet sous ses longues manches. A son grand désarroi, il s'avança dans l'ombre directement sous elle, ploya son long corps, s'appuya confortablement contre le tronc et ferma les yeux.

Elle sursauta et faillit tomber de l'arbre lorsque la fermière se décida finalement à sonner la cloche. Deux coups sonores puis un troisième, et ainsi de suite: un signal, sans aucun doute, ou un appel, mais pas une alerte, car pendant tout ce temps, elle parlait avec animation à la femme de la patrouille. Après les avoir tous observés quelques instants, Faon distingua trois ou quatre femmes dans le groupe. Certains s'agitaient autour du puits, remontant le seau pour en verser le contenu dans l'abreuvoir en bois en face du banc, et d'autres faisaient boire leurs chevaux. Un garçon apparut en bondissant de derrière les dépendances et la femme l'envoya dans la grange avec plusieurs patrouilleurs. Deux des plus jeunes femmes suivirent la fermière dans la maison d'où elles ressortirent avec des paquets emballés dans du tissu - encore de la bonne nourriture de la ferme, de toute évidence. Les autres sortirent de la grange en traînant de grands sacs de ce qui devait être du grain pour les chevaux, supposa Faon.

Ils se retrouvèrent tous autour du puits, où une conversation brève et vigoureuse s'ensuivit entre la fermière et la patrouilleuse aux cheveux gris. Elle se termina par le compte des sacs et des paquets qui furent échangés contre des pièces et de petits objets provenant des sacoches des cavaliers - que Faon ne réussit pas à distinguer -, ce qui sembla tous les satisfaire. La troupe se sépara en petits groupes qui partirent se mettre à l'ombre et partager la nourriture.

La chef de la patrouille se dirigea vers l'arbre de Faon et s'assit en tailleur à côté de l'homme.

—Tu as eu une bonne idée, Dag.

Un grognement. Faon n'aurait pas pu dire s'il avait ouvert les yeux. Dans son champ de vision obstrué par les feuilles, il y avait deux ovales, l'un lisse et gris, l'autre ébouriffé et noir. Et plusieurs jambes étendues se terminant par des bottes.

— Alors, que t'a donc appris ta vieille amie ? demanda l'homme. (Sa voix basse semblait fatiguée, à moins qu'elle fût naturellement rauque.) Il y a vraiment un être malfaisant ou pas ?

— Seulement des rumeurs de bandits, pour l'instant, mais de nombreuses disparitions autour de Forgeverre. On n'a pas retrouvé de corps.

— Hmm.

—Tiens, mange.

Elle lui tendit quelque chose, sans doute du jambon dans du pain à en juger par l'arôme appétissant qui s'éleva jusqu'à Faon. La femme baissa la voix.

—Tu sens quelque chose ?

—Tu as plus d'InnéSens que moi, marmonna-t-il la bouche pleine. Si tu ne sens rien, ce n'est pas moi qui vais y parvenir.

— L'expérience, Dag. Je n'ai connu que neuf mises à mort, pas plus. Tu en as détruit combien ? Quinze ? Vingt?

— Plus, mais les autres étaient des petits. Des coups de chance.

— De la chance, ha! Les petits comptent autant que les autres. Ils seraient devenus grands l'année suivante. (Elle prit une bouchée de nourriture, mastiqua et poussa un soupir.) Les enfants sont excités.

— J'ai remarqué. Ils vont devenir incontrôlables s'ils continuent de s'énerver.

Un grognement, probablement d'approbation.

La voix rauque se fit plus urgente :

—Si nous trouvons le repaire de l'être malfaisant, laisse les plus jeunes à l'arrière.

— Non. Ils ont besoin d'expérience, autant que nous à l'époque.

— On peut se passer de certains apprentissages, marmonna-t-il.

La femme ignora cette remarque et continua :

— Je pensais te mettre en équipe avec Saun.

— Pitié ! A moins que je m'occupe de la garde du camp, encore une fois.

— Pas cette fois. Les gens de Forgeverre proposent plusieurs hommes pour nous aider.

—Ah, alors pitié pour nous tous ! Des fermiers maladroits, c'est encore pire que les enfants.

—Ce sont les leurs qui disparaissent. Ils ont leur mot à dire.

—Je doute qu'ils sachent ne serait-ce qu'éliminer de vrais bandits, dit-il. (Puis après quelques instants, il ajouta:) Ou alors ils l'auraient déjà fait. (Une nouvelle pause.) Si ce sont bien de vrais bandits.

— En fait, je pensais leur confier la garde des chevaux. Si c'est un être malfaisant, et s'il est devenu aussi puissant que le craint Chato, nous aurons besoin de toutes les mains disponibles sur le front.

—Tu choisis piteusement tes mots, Mari.

— Le seau est là-bas. Mouille-toi la tête, Dag. Et tu sais très bien ce que je voulais dire.

Il Fit un signe de la main droite.

—Ouais, ouais.

La femme se releva en poussant un gros soupir.

— Mange. C'est un ordre, si tu préfères.

— Je ne suis pas nerveux.

— Non, soupira la femme, non, ça tu ne l'es pas.

Elle s'éloigna. Et l'homme se réinstalla.

Va-t'en, pensa Faon avec ressentiment. Il faut que je fasse pipi.

Mais quelques minutes plus tard, juste au moment où ses besoins allaient la forcer à accomplir un acte de bravoure complètement malvenu, l'homme se leva et rejoignit le chef de la patrouille. Ses pas étaient lents mais longs et il fut dans la cour avant même que la femme ait pu faire un vague geste de la main et jeté un regard de côté. Faon ne comprenait pas comment cela pouvait être un ordre, et pourtant tous les membres de la patrouille se levèrent soudain, refermèrent leurs sacoches et resserrèrent leurs sangles. Ils se mirent en selle et disparurent en moins de cinq minutes.

Faon se laissa glisser le long du tronc et regarda autour d'elle. L'homme à une seule main - l'arrière-garde ? - regardait par-dessus son épaule. Elle se cacha vivement et ne bougea plus jusqu'à ce que le bruit des sabots se fût évanoui. Puis elle s'écarta du pommier et partit à la recherche de la fermière. Son balluchon, s'aperçut-elle avec soulagement, était toujours sur le banc, intact.

   

* * *

 

Dag regarda en arrière, pensant de nouveau à la petite fille de ferme qui s'était cachée timidement dans l'arbre. Ah, voilà, elle redescendait, mais il ne put la distinguer clairement. Des feuilles et des branches ne suffisaient pas à dissimuler une étincelle de vie aussi vive à son InnéSens, surtout à une si faible distance.

Il s'imagina sa jolie petite ferme attaquée par les hommes de main de l'être malfaisant, sa routine joyeuse mise à feu et à sang. Ou pire encore - et sa mémoire prit le pas sur son imagination -, une ruine semblable à celle des plaines de l'Ouest, au-delà du fleuve Gris, à seulement mille kilomètres de là à l'ouest. Ce n'était pas si loin pour lui, qui avait parcouru cette distance des dizaines de fois, à pied ou à cheval, et pourtant à mille lieues de l'horizon des personnes qui vivaient là. Des kilomètres interminables de plaines si dévastées que même les rochers ne tenaient plus debout et se réduisaient en poussière grise. Traverser cette immensité désolée lessivait l'InnéSens comme le désert assèche la bouche, et il était aussi potentiellement mortel de s'y attarder. Un millier d'années de pluies éparses avait à peine recommencé à faire des Plaines un endroit qu'on pouvait à nouveau qualifier de paysage. Voir les terres vertes et ondulées de la ferme de cette fille ainsi exposées...

Pas si je peux l'empêcher, Petite Etincelle.

Il doutait qu'ils se revoient un jour, ni qu'elle sache jamais ce que les étranges clients - de sa mère ? - s'apprêtaient à faire pour son bien et le leur. Pourtant, il ne pouvait lui imputer la lassitude que lui inspirait sa tâche interminable. Les gens de la campagne qui comprenaient ne serait-ce que partiellement leurs méthodes les qualifiaient de nécromancie et s'écartaient sur leur passage. Mais ça ne les empêchait pas d'accepter la sécurité qu'ils leur offraient. Alors une fois encore, nous achèterons la mort de ce mal avec la vie de l'un des nôtres.

Mais pas plus d'un, pas s'il pouvait l'empêcher.

Dag talonna son cheval et rejoignit sa patrouille au petit galop.

 

* * *

 

D'un air songeur, la fermière regarda Faon emballer son sac de couchage, resserrer les liens et le hisser sur son épaule.

— Il y a presque une journée de cheval jusqu'à Forgeverre, fit-elle remarquer. Plus, à pied. Tu risques de te faire surprendre par la nuit.

— Ça ne fait rien, répondit Faon. Je n'ai jamais eu de mal à trouver un endroit pour dormir.

C'était la vérité. Il était facile de dénicher un petit coin où se pelotonner à l'écart de la route, et le coucher n'était pas compliqué lorsqu'il suffisait d'étendre une couverture et de s'allonger sans s'être lavée ni peignée, sans même se dévêtir. Les seuls nuisibles qui l'avaient trouvée dans l'obscurité étaient les moustiques et les tiques.

— Tu pourrais dormir dans la grange. Et repartir demain à l'aube.

La femme mit sa main en visière et regarda la route où s'étaient éloignés les patrouilleurs quelques instants auparavant.

— Je ne te ferai pas payer, petite.

Son inquiétude sincère pour la sécurité de Faon se lisait sur son visage. Faon était déchirée entre une colère injuste et l'envie de fondre en larmes, deux boules également désagréables dans sa gorge et son ventre.

Je n'ai pas douze ans, madame, pensa-t-elle lui répondre. Il faudrait bien qu'elle s'y mette un jour ou l'autre: J'ai vingt ans. Je suis veuve. Mais les mots ne lui venaient pas encore facilement à la bouche.

Pourtant... l'offre de la fermière la tentait. Rester une journée, effectuer une tâche ou deux ou six et montrer combien elle pouvait être utile, rester un autre jour, et encore un autre... Les fermes avaient toujours besoin de bras en plus, et Faon savait comment occuper les siens. La première chose qu'elle comptait faire en arrivant à Forgeverre était de chercher du travail. Il y en avait beaucoup ici, des tâches familières, rien d'étrange ni d'effrayant.

Mais Forgeverre représentait son but depuis des semaines à présent. S'arrêter maintenant lui donnerait l'impression d'abandonner. Et la ville n'offrirait-elle pas plus d'anonymat? Pas nécessairement, se dit-elle en soupirant. Où qu'elle aille, les gens finiraient bien par la connaître à un moment ou un autre. Peut-être que c'était partout pareil, qu'il n'y avait pas vraiment de nouveaux horizons.

Elle rassembla sa détermination vacillante.

— Merci, mais on m'attend. Ils vont s'inquiéter si je suis en retard.

La femme secoua légèrement la tête, acquiesçant et lui disant au revoir du même geste.

— Fais attention, alors.

Elle retourna à sa maison et à ses innombrables tâches, qui l'occupaient probablement d'avant l'aube à bien après le coucher du soleil.

La vie que j'aurais menée, sans Radieux Charpentier, pensa Faon avec morosité, en remontant une fois de plus sur la route en ligne droite. C'est la vie que j'aurais vécue pour Radieux Charpentier, et je n'aurais jamais pensé à en changer.

Eh bien maintenant je pense à une autre vie, et je ne vais pas changer d'avis. Allons voir Forgeverre.

Une fois encore, elle rassembla sa rage contre Radieux, le misérable, le stupide, l'ignoble... imbécile stupide, et elle redoubla de courage. C'était bon de savoir qu'il servait finalement à quelque chose. Elle se tourna en direction du sud et se remit en marche.